jeudi 3 décembre 2009

Un Kontoj de Noelj

Il faisait un froid mordant, en cette veille de Noel. Malgré cela, et malgré l’absence de charbon dans le vieux poêle en bronze qui occupait un coin de la pièce, le vieux Heinrich Maurer, emmitouflé dans sa redingote élimée, ne semblait pas incommodé.
Assis derrière le comptoir usé –fait surprenant, étant donné le faible achalandement de l’établissement– de sa librairie, il relisait pour la n-ième fois son livre favori, Der Mann, der Babel getrotzt à la lueur d’une bougie en suif.
De la rue provenaient moult éclats de voix joyeux, l’occasionnel aboiement d’un chien, les cris des marchands vantant leurs produits à la cantonade, bref, une animation fort naturelle pour cette époque de l’année.
Mais le vieux Heinrich n’aimait pas cela. Oh non, il haïssait tout ceci, et grommelait dans sa barbe contre ces empêcheurs de lire en rond, qui s’étaient surement donné rendez vous devant sa boutique pour être surs de nuire à sa tranquillité et à son commerce.

« Mon oncle ! Mon oncle ! Joyeux noël ! »

Le vieux Heinrich soupira, reposant son livre sur le comptoir, et leva la tète, résigné, vers son neveu qui se tenait dans l’encadrement de la porte.

« Humpf ! Sottises, quelle raison d’être plus joyeux aujourd’hui que d’habitude, mon neveu ? C’est pour me raconter ces sornettes que tu viens me déranger ? Tu ferais mieux de retourner à tes soi-disant études, si tu veux arriver à quelque chose dans la vie, pour peu que ca soit possible ! Mais te connaissant, je suis sur qu’après plusieurs milliers d’heures, tu ne sauras toujours pas écrire « mon tailleur est fort pécunieux » dans ces langues de barbare ! »

Le neveu de Heinrich était effectivement étudiant en langues étrangères, un sujet qui, depuis des années, ne manquait pas de provoquer l’ire de son oncle.

« Allons mon oncle, quelle raison d’être grincheux aujourd’hui plus que d’habitude ? Souriez un peu, c’est Noel ! Ne sentez vous pas cette ambiance festive qui envahit la cité ? Je ne peux croire que même quelqu’un d’austère comme vous ne se sente pas d’humeur joyeuse !
_Bah ! Raisonnement absurde ! On sait bien d’où elle vient, cette ambiance festive ! Encore un coup de ces impérialistes anglo-saxons, qui profitent d’une fête religieuse pour étendre leur influence pernicieuse sur….
_ We wish you a merry Christmas we wish you a merry Christmas…. »

Le vieux Heinrich fut interrompu dans sa tirade haineuse par un groupe de chanteurs de rue. Blêmissant de rage, il pointa un index rageur et tremblant vers son neveu.

« HA ! Qu’est ce que je disais ! DEHORS ! Et ferme la porte en sortant, mon neveu, je ne veux plus voir ni ton visage, ni entendre ces hurlements de perroquets asthmatiques qui ont vendu leur âme ! »

*
* *

Quelques heures plus tard, ayant retrouvé on calme, Heinrich Maurer était attablé devant une assiette de soupe froide, qui constituait son diner. Quand soudain, il vit la porte de sa salle à manger s’entrouvrir, pour laisser passage à une silhouette encapuchonnée, entourés d’un halo bleu.

« *Kchhhhhh* Saluton, mon vieil amirako » énonça-t-elle, repoussant sa capuche en arrière.

Heinrich crut qu’il allait s’étrangler avec ses croutons.

« Ludwik ! Ludwik, mais c’est bien toi ! Mais… mais tu es mort ! Comment est ce possible ?
_Ah, Heinrich, oui, je suis mort, mais c’est la force de notre amitié qui m’a permis de revenir te voir par delà la tombe !
_ Diantre, pourquoi donc ?
_ Mon ami, je dois te prévenir. Cette nuit, tu recevras la visite de trois autres spectres. Chacun te montrera quelque chose. Réfléchis bien à ce qu’ils te présenteront, car c’est aujourd’hui où jamais que tu auras une chance de changer ton futur ! »

Avant même qu’Heinrich ne puisse le questionner plus avant, l’étrange visiteur avait disparu.

« Ha, des spectres, hein ? Supputations absurdes ! »

*
* *

Les cloches de l’église sonnaient minuit, lorsqu’Heinrich se réveilla en sursaut. Il n’était plus seul.
Se redressant dans son lit, et repoussant maladroitement le pompon de son bonnet de nuit qui lui tombait devant le visage, il regarda fébrilement autour de lui. Une étrange créature, mi homme, mi alligator, se tenait à coté de sa table de chevet.

« Qu’est ce donc que cette diablerie ? Seriez-vous celui dont ce vieux Ludwig m’a annoncé la venue ?
_ Je le suis.
_ Mais encore ?
_ Je suis l’esprit des Noëls passés. Regardez ce que j’ai à vous montrer ! »

Heinrich cligna des yeux, et se retrouva dans une grande salle à manger. Sa salle à manger. Mais celle-ci était bien différente de l’endroit où il avait bu sa soupe froide quelques heures plus tôt. Brillamment éclairée par de multiples lampes, elle résonnait des rires et des voix des personnes qui y dinaient. La joie se lisait sur les visages, et Heinrich, après être resté quelques instants interdit, réalisa qu’il connaissait la scène qu’il avait sous les yeux.

« Dieu ! Mais … c’est le noël de mes vingt ans ! »

Il se voyait, alors jeune et fringant, rire aux éclats aux plaisanteries de son ami Ludwig. Mais pas seulement Ludwig ! Nombreux étaient les invités ce soir là, pour une fête comme jamais depuis la vieille maison n’en avait connu. Même Vendredi, le labrador de son cousin, était de la partie.

Heinrich était à nouveau dans sa chambre, assis dans son lit. Les larmes coulaient sur ses joues ridées, alors que le fantôme le dévisageait sans dire un mot.
Reniflant bruyamment, il se frotta les yeux avec sa manche, avant d’adresser un regard de défi à l’esprit :

« Bah ! Sottises ! J’étais jeune et ignorant, à l’époque ! J’ai bien fait de ne pas perdre mon temps de la sorte depuis et de me consacrer à la Cause ! »

Sans un mot, le spectre lui adressa un dernier regard peiné, et disparut.

*
* *

Alors qu’il ouvrait les yeux pour la seconde fois de la nuit, Heinrich sut instinctivement que son deuxième visiteur nocturne était là.
Effectivement, près de la fenêtre, se tenait un individu, habillé comme en jardinier, assis sur une brouette, qui attendait patiemment.

« Hmpf. C’est vous le deuxième ?
_ Oui, je le suis. Je suis l’Esprit du Noel présent !
_ Ha. Vous perdez votre temps, retournez pousser votre brouette ailleurs et laissez moi dormir en paix !
_ Voyons, tout le monde sait que ca n’est pas en poussant une brouette qu’on la fait avancer. Regardez plutôt ceci ! »

Et Heinrich n’était à nouveau plus dans sa chambre. A la place, il se trouvait dans la rue en bas de chez lui, au milieu des passants. Là encore, comme dans sa précédente vision, partout se voyaient des visages riants. Des chants retentissaient gaiment dans l’air –ces memes chants qui l’avaient mis en rage quelques heures plus tot–, et il se mordit la langue pour ne pas éclater en imprécations.
Toutefois, quelque chose semblait clocher. Cette ambiance festive n’était pas présente partout. En y regardant de plus prés, il remarqua que les gens semblaient arborer un air gêné, et baissaient la voix lorsqu’ils passaient à un endroit de la rue. Heinrich remarqua bien vite que cet endroit était en fait la devanture de sa librairie. Les gens pressaient le pas pour la dépasser le plus vite possible, et certains chuchotaient entre eux en jetant des regards sombres dans cette direction. C’était comme si l’Esprit de noël lui-même eut craint de s’approcher de la vieille bicoque, que la lumière des décorations de fêtes elle-même n’ose pas porter jusqu’aux volets à la peinture écaillée.

Il se retrouva dans son lit, comme la première fois, le jardinier et sa brouette toujours à coté de lui.

« Bah ! Ca prouve bien qu’ils ont quelque chose à se reprocher ! De voir quelqu’un comme moi leur fait ressentir un peu de honte de toutes les futilités auxquelles ils se livrent ! »

Secouant la tête, l’air incrédule, le jardinier reprit sa brouette, et disparu en traversant le mur.

*
* *

Quelques heures avant l’aube, Heinrich se réveilla pour la troisième fois. Désormais habitué à cet étrange manège, il chercha des yeux son visiteur, et ne put contenir un hoquet de stupeur lorsqu’il découvrit sa singulière apparence. Car dans sa chambre se dressait un être qui aurait pu être une momie, à la peau fripée et desséchée, vaguement bleuâtre, aux yeux jaunâtres brillant tels des charbons ardents, et enveloppé dans un suaire rouge. Mais le plus surprenant était peut être le majestueux plumier qui ornait son postérieur, évoquant quelque oiseau cauchemardesque sorti d’une mythologie païenne.

« Vous êtes …. Euh….
_ Oui, je le suis. Je suis l’Esprit des Noëls futurs !
_ Et… euh, pardonnez ma curiosité, mais les plumes, là, c’est pour quoi faire.. ?
_ Je pense que vous préférez l’ignorer. Mais regardez plutôt !

Heinrich était chez lui. Etrangement, cette fois, pas de lumières, pas de chants, pas de festivités. Tout était calme, et cela le rassura. Peut être ces énergumènes avaient-ils compris ! Il fit quelques pas et entra dans sa salle à manger, à l’entrée de laquelle il se figea.
Sur la grande table était posé un cercueil en bois cru, à coté duquel son neveu, endormi, était assis. Sentant une sueur glacée lui couler dans le dos, il s’approcha, pour contempler son propre visage, au teint cendré, dans la pitoyable caisse de bois.
Alors qu’il commençait à comprendre ce qu’il était en train de contempler, ses yeux se posèrent sur le couvercle du cercueil, posé contre le mur, à quelques mètres de là, sur lequel on pouvait lire « Rest In Peace, Heinrich Mauer ».
Il se mit à hurler de rage et d’incrédulité.

*
* *

De nombreuses années plus tard, toujours personne n’était capable d’expliquer ce qui avait changé le vieux Heinrich Mauer. Lui toujours si sinistre et revêche, avait du jour au lendemain rejeté toutes ses croyances, ses dogmes, et était redevenu aussi sociable qu’il l’avait été pendant ses jeunes années.
Lorsqu’on l’interrogeait sur la cause de ce revirement, il répondait toujours, énigmatiquement, qu’il avait réalisé la futilité de son comportement passé, mais refusait de s’étendre sur les circonstances exactes.
La seule concession à ses anciens démons qu’il a fait, fut de se faire confectionner une plaque commémorative en prévision de son décès, ornée des mots : « Repòj en Païj ». Personne, à ce jour, n’a pu expliquer cette persistance de sa lubie.